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Petite conférence épistolaire

sur

Alain Platel

 

 

(Quelques pensées personnelles d’un compositeur)

Écrit par Steven Prengels pour le colloque international "Alain Platel",

Université d'Artois

Théàtre d'Arras, mars 2014

 

 

Mesdames et Messieurs,

 

Je voudrais vous lire un petit texte que j’ai écrit pour cette occasion et que j’ai nommé: ‘petite conférence épistolaire sur Alain Platel’. Le sous-titre est ainsi conçu: ‘quelques pensées personnelles d’un compositeur’. Il s’agit donc de quelques réflexions de moi-même et donc du musicien qui a travaillé à côté d’Alain Platel pendant les dernières années. La forme dans laquelle je voudrais parler d’Alain Platel aujourd’hui est une forme fictive, donc sans doute un peu indéfinie, un peu trouble. En fait, si vous voulez, un petit ‘paysage sonore épistolaire’ – sur Alain Platel – que j’ai composé et que je voudrais partager avec vous. 

 

 

Hambourg, (1700) 

 

Aujourd’hui, j’ai joué sur le célèbre orgue dans l’église Sainte-Catherine! Le vieux Reincken en personne était présent! L’assistance m’a donné pour tâche d’improviser sur ses variations chorales de ‘Sur les bords des fleuves de Babylone’, ce que je fis amplement (presque une demi-heure!) et sur différents modes, dont une fugue à quatre voix. Reincken en fut stupéfait et m’adressa de belles paroles que je vous répéterai à mon retour.

Je me familiarise de plus en plus avec l’art de l’improvisation. J’aime cette merveilleuse entente du corps et de l’esprit, qui ne semblent obéir qu’à leur seule volonté propre. Je m’en sors bien et je récolte un franc succès. L’on dit que mon nom est souvent prononcé ici dans la sphère musicale d’Hambourg. 

J’écris beaucoup pour clavier ces jours-ci, et la plupart de ces compositions naissent des nombreuses heures que je consacre à l’improvisation au clavier. Je joue, ensuite je prends de brèves notes sur place et le soir, je retravaille le tout. De cette manière, j’élabore certaines de mes inventions au gré de l’improvisation. Ce processus de travail s’avère fécond! En outre, j’étudie le plus possible la musique que je reçois. Les maîtres étrangers et les influences de leur patrie me fascinent. Je tente de me les approprier et de m’instruire de leurs expériences.

Je vous reviens bientôt et je vous envoie mes salutations chaleureuses.

Johann Sebastian

 

 

***

 

 

 

Mülhausen, (octobre) 1705

 

Cher Christoph,

 

Je t’écris de Mülhausen, d’un petit café. Müller m’a accompagné jusqu’à Gotha. Depuis lors je voyage tout seul.

Les nombreuses petites tables et chaises rappellent clairement des temps meilleurs ici. Il faut littéralement se frayer un chemin parmi le désordre des chaises vides qui ne demandent qu’à être occupées. Les pauvres musiciens qui vivent ici des maigres sous que l’on consent à leur jeter continuent de jouer, imperturbables, mais je jouis de leur amour sincère pour la musique!

La plus grande partie de mon ‘pèlerinage’ est donc encore devant moi, mais à quel point je me réjouis d’entendre jouer le grand maître à Lübeck! Il est sans aucun doute le plus grand musicien vivant et je suis absolument certain qu’il sera à la hauteur de cette réputation. J’entends dire que la musique concertante prend des proportions monumentales sous la direction de Buxtehude à Lübeck, et que la nature de sa musique de chambre est des plus intimes et des plus dévotes. Depuis le jour où j’ai posé les yeux sur ses œuvres, ma vision de l’art a changé, ma vocation de compositeur n’en est devenue que plus impérative. Buxtehude nous montre la voie. Ce qu’il crée et la manière qu’il a de prendre les choses en main; tout est neuf! En avant! Atous à Lübeck! Rejoignons le grand maître de l’art de l’orgue nordique!

 

 

Johann S. Bach

 

 

 

***

 

 

 

 

(Weimar,) 1713

 

Je travaille en ce moment sur quelques arrangements de concertos de Vivaldi que je fais pour orgue. Johann Christoph m’a demandé pourquoi, au nom du Christ, travailler sur cela. La réponse est simple: ils sont magnifiques! Et je ne vois en outre aucun problème à les transcrire pour orgue. C’est un divertissement bienvenu et il m’inspire même dans le cadre d’une autre musique que j’écris actuellement. Cette simplicité. Clarté de la ligne et harmonie! D’une beauté pure, elles se suffisent à elles-mêmes.

Walther travaille actuellement sur plusieurs transcriptions, j’en fais quelques autres. Elles seront certainement du goût du jeune prince.

Je t’envoie la partition originale et mes arrangements pour orgue. Je n’ai rien composé de ‘nouveau’ cette fois, j’ai approfondi une source existante. J’ai tenté, avec beaucoup d’imagination, d’intégrer les qualités de l’original tout en gardant la liberté de les transformer ou de les composer une nouvelle fois. Dis-moi ce que tu en penses!

 

Chaleureusement,

Sebastian

 

 

***

 

 

(Leipzig,) juillet 1721 (environ)

 

(…) C’est tellement simple ce dont je vous parle… Dansez ma musique! Chantez-la! Je le sais, c’est plus facile à dire qu’à faire, en réalité, mais qu’à cela ne tienne! – c’est cela le véritable mystère, celui qui rend la musique essentielle, fait d’elle une partie intégrante de la vie sans laquelle nous ne pouvons exister.

 

Exercez le choral! Utilisez-le! Car c’est dans le choral que se révèle la beauté parfaite – un intérêt égal accordé à chaque voix, tandis que chacune joue un rôle à part dans la conversation polyphonique, tantôt emphatique, tantôt réservée, laissant de l’espace à toutes. 

‘Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste’, et tu sais mieux que quiconque que moi non plus, je ne suis pas dénué de tout défaut humain. C’est vrai, la vanité ne m’est pas étrangère. Et pourtant (et que le Seigneur me pardonne) j’ose prétendre que mes arrangements de chorals sont un exemple type de beauté par la polyphonie, de diversité dans la couleur et le caractère, qui existent côte à côte comme s’il s’agissait de danseurs, se complétant, se contredisant, se renforçant et laissant en tout temps à l’autre le loisir de se profiler à l’avant-plan. Nulle parole, nulle langue dans laquelle leur voix n’est pas entendue! Il en est ainsi dans le choral, mais plus encore dans le divin contrepoint! Là aussi, toutes les voix – les intermédiaires également – doivent être et rester des entités à part entière. A chacun d’exercer et d’éprouver cet art! Car il est l’humanité personnifiée, dans toute sa polyphonie et tous ses contrastes, fusionnant en une harmonie sublime. Harmonie, grâce au contrepoint. 

 

Je travaille en ce moment sur autre chose, une petite œuvre amusante. Nous avons l’intention de la jouer dans le salon de thé lors du marché annuel. Il ne fait aucun doute que c’est le lieu le plus approprié. Ce dont il s’agit, tu le verras en temps voulu! Ce qui me fait penser: lorsque tu reviendras, peux-tu apporter de ce délicieux jambon que nous avons reçu l’année passée de façon si impromptue?

 

Je me réjouis de vous revoir sains et saufs (j’entends toi et le jambon).

 

Chaleureusement,

Johann Seb

 

 

***

 

(Leipzig,) le 12 avril 1727

 

Moi aussi, j’en ai vu de toutes les couleurs ce week-end... Outre le stress des derniers jours avant la répétition, il y a eu les revers émotionnels incontournables. Et après l’exécution hier, j’ai surtout vu beaucoup de gens impolis, qui trouvaient crucial, pour leur petite personne, de répandre leurs conseils avisés.

 

Je peux t’assurer qu’après plus de 25 ans, il devient profondément lassant d’avoir le sentiment, à chaque œuvre nouvelle, de venir chercher son bulletin, non pas auprès d’un seul professeur mais auprès de centaine de professeurs et de recteurs! Mais quand quelqu’un réagit de façon si négative tout près de toi, cela peut en effet te bouleverser complètement. Et je sais à quel point tu es capable de douter (parce que je le reconnais!) mais je sais également à quel point l’on devient INCROYABLEMENT vulnérable quand on “le” montre au monde extérieur.

 

Je suis curieux de savoir ce que ton ami en a pensé, bien sûr, mais si c’est SI négatif, cela signifie peut-être que nous avons touché quelque chose de fondamental en lui. 

 

 

A bientôt!

 

 

***

 

(Leipzig,) le 2 mars (1731) 

Après la première journée, trop animée à mon sens, j’ai pu consacrer le reste de la semaine au travail, un vrai bonheur! Une véritable détente!

 

Il m’arrive de me demander pourquoi je fais chaque fois la même chose: me jeter dans une si grande incertitude. Pourquoi ne pas choisir de chemins plus faciles? Eh bien… parce que beaucoup de belles choses inattendues se produisent lorsque je ne le fais pas. Interroge Franz et Heinrich. Il nous est souvent arrivé de contempler, la bouche ouverte et les yeux humides, ce qui se passait à quelques mètres… Et où cela mène-t-il? JE N’EN SAIS RIEN ENCORE ….! Mais j’ai confiance en Dieu!

 

Chaleureusement

 

 

 

 

***

 

 

 

(Leipzig, 1738)

Mon cher Christian (Friedrich Henrici),

 

Pour ce que cela vaut, et c’est peut-être une source d’inspiration (pensé ce matin dans un bain chaud), j’ai l’intention de réutiliser la Serenata pour une nouvelle cantate pour la fête de Jean le Baptiste. En songeant à cette musique, tout dans la nouvelle cantate respire la fraîcheur et la fête! Les strophes instrumentales, le thème syncopé, les triolets dansants, tout contribue à son énergie pétillante, et ce, sur un mode cérémoniel brillant.  Réjouis-toi, foule des rachetés! Imagines-tu la gavotte pour alto? J’espère qu’elle incitera au moins les fidèles présents à lever un sourcil, mais également à rire! Je veux que les auditeurs (de même que les exécutants!) soient contraints de retenir toutes ces émotions, de leur céder, de les contrôler et dans la même seconde, de les libérer! Et si nous ne pouvons pas jouir dans l’église du moindre plaisir que nous procure la danse, nous ferions mieux de laisser chez nous nos pieds et nos mains, voire carrément tout notre corps. Il n’y a aucune honte ni aucun péché à danser – la danse est l’école de l’élégance, de la galanterie et de l’habileté corporelle. C’est ainsi que le corps et l’âme se rencontrent. Elle est le but ultime de toute musique, loué et vénéré soit le Très-Haut, mais également la récréation de notre propre âme. Et lorsque ces prescriptions ne sont pas respectées, il n’y a point de véritable musique, mais seulement de diaboliques lamentations et grommèlements. 

 

 

Le très humble et très obéissant Serviteur, 

Jean Sebastian Bach

 

 

 

***

 

 

 

 

Leipzig, 1740 environ

C’est charmant de ta part de continuer de t’efforcer de me convaincre de m’attaquer au dramma per musica. Mais je suis contraint de te décevoir, mon cher. L’opéra, dans la forme dans laquelle je l’ai jadis découvert à Hambourg, me parle peu. Et je ne ressens pas la nécessité (pas même après des sollicitations répétées) d’y consacrer mon talent et mon temps. Si je m’y risquais, ce serait à ma façon. Fidèle à ma propre idée et confiant dans les ‘petits talents que le Ciel m'a donnés pour la musique’. Admets-le, le public qui subit aujourd’hui ici le développement dramatique des opéras, fait-il autre chose que de ‘subir’ – ‘digérer’ purement et simplement des images prémâchées? Est-il partie prenante, réellement? Non, n’est-ce pas? Or voici précisément ce que je veux: parler de façon très directe et personnelle aux auditeurs – trouver de nouvelles voies pour les entraîner dans l’action. Me glisser sous leur peau. C’est ainsi que nous serons tous capables de participer à une histoire, de la vivre ensemble, – aussi familière soit-elle – qui est racontée de manière à nous extirper de notre orgueil, à nous imposer une pause. Ce que je cherche, c’est le lieu où nous nous rencontrons, où nous sommes reliés. La souffrance, la douleur, le désespoir, la mort – face à tout cela, nous sommes tous égaux. J’espère réussir à rappeler de temps en temps à mes auditeurs leur nature humaine, leur propre mortalité. Je veux légèrement les forcer à être témoins de choses dont ils détourneraient le regard en temps normal. Cela fait longtemps que je cherche ce qui relie les gens. Ce n’est pas la peur, comme d’aucuns le prétendent. C’est la souffrance qui relie les êtres humains.

 

 

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